Quiconque s’est déjà confronté au cinéma de Pedro Almodóvar trouvera forcément une certaine familiarité dans The Room Next Door. En narrant l’histoire de Martha (Tilda Swinton), une ancienne reporter atteinte d’un cancer qui sollicite une vieille amie, Ingrid (Julianne Moore), pour l’accompagner dans ses derniers jours avant l’euthanasie, le réalisateur espagnol embrasse à priori beaucoup d’invariants de son cinéma : amitié féminine, omniprésence de la mort, rapport contrasté au passé, etc. À la faveur de flashbacks, où Martha raconte des épisodes mélodramatiques de sa vie, le film semble même emprunter la structure en récits enchâssés qu’on a tant vue chez le cinéaste. On s’attend à voir surgir une passion enfouie, une vérité embusquée, qui viendrait secouer nos personnages et rebattre les cartes de ce présent funeste. Il n’en sera rien. Passées les trente premières minutes, les séquences de souvenirs disparaissent du récit, comme si Martha laissait définitivement ce passé rocambolesque derrière elle, pour accueillir frontalement et sereinement la finalité qu’elle a choisie. Et le film de s’imposer comme le projet le plus épuré, le plus retenu, d’Almodóvar.
La réalisation du cinéaste, habituellement célébrée pour ses couleurs flamboyantes et ses envolées lyriques, fait ici preuve d’une économie totale, s’attachant à restituer les interactions entre les deux femmes avec le plus de sobriété possible. Les visages de Julianne Moore et de Tilda Swinton constituent le sujet principal de la caméra, qui sublime leur jeu décalé et fragile à travers des gros plans saisissants. Cette simplicité dans la mise en image donne à The Room Next Door un cadre confortable et intime, propice aux confessions et à la réflexivité.
Il y a six ans, Douleur et Gloire revenait sur le passé du cinéaste à travers un émouvant autoportrait ; aujourd’hui, The Room Next Door, s’affirme comme une œuvre testamentaire, tout aussi personnelle. Chaque personnage, chaque situation, se perçoit ainsi comme un fragment d'un portrait du cinéaste. Ainsi, Damian, interprété par John Turturro, s’épanche sur son pessimisme par rapport à l’inéluctabilité du réchauffement climatique et la progression du capitalisme. Une autre scène, très touchante, montre Martha désemparée car désormais incapable de lire un livre ou de s’intéresser à de nouvelles choses. Vers la fin du métrage, un policier trop zélé s’acharne sur Ingrid, devenant le symbole d’un système moderne et agressif, inféodé aux passions humaines. Au travers de ces saynètes, l’on ressent toute la déconcertation et l’angoisse d'Almodóvar, qui se livre sur un monde avec lequel il se sent de moins en moins en phase.
Le bilan du film pourrait sembler bien sombre si la relation entre Ingrid et Martha ne servait pas de contrepoids miraculeux à cette froideur grandissante. Dans leur villa isolée, les deux femmes édifient leur propre bulle, où brillent la compassion, la lucidité et la compréhension de l’autre. Leurs interactions composent le dernier rempart, l’ultime promesse de chaleur humaine. À ce titre, l’euthanasie n’est pas traitée comme une épée de Damoclès flottant au-dessus des personnages, mais davantage comme un révélateur, une autre preuve d’empathie à l’égard d’autrui. Le tout débouche sur une conclusion apaisée et émouvante, via une scène de réconciliation à l’aura spectrale où resurgit tout le sens poétique d'Almodóvar. D’une finesse inouïe, The Room Next Door résonne comme une ode délicate, un hymne subtil dédié à tous ces moments insouciants, anodins, subitement éclairés d’un jour nouveau par l’imminence de la mort.