Interview

Rencontre avec Agathe Riedinger, la cinéaste qui regarde la télé-réalité en face

Julien Del Percio

Avec Diamant Brut, Agathe Riedinger suit la trajectoire complexe d’une jeune femme aspirant à devenir une nouvelle icône de la télé-réalité. Pour Surimpressions, la cinéaste française s’est confiée sur son film, et la manière dont elle a capté cette jeunesse confrontée à l’hypersexualité.

L’histoire de Diamant Brut est tirée de votre court-métrage J'attends Jupiter (2017), qui incluait déjà le personnage de Liane et son rêve de participer à tout prix à une émission de télé-réalité. Pourquoi avoir voulu développer cette idée en long-métrage ?

Au moment de faire le court, je savais déjà que je voulais faire un long. J’avais le sentiment que le sujet méritait de prendre plus de temps pour en parler. Les deux objets partagent vraiment la même arène, le sujet de la télé-réalité. Et l’héroïne a effectivement le même prénom. Dans J’attends Jupiter je n’avais pas du tout l’espace pour aborder tout ce que je voulais.

Malgré son immense popularité à la télévision, le cinéma s’empare rarement de la télé-réalité. Qu’est-ce qui vous intéressait dans le sujet ?

La télé-réalité est un sujet qui m’obsède depuis très longtemps, pour toute la violence que cela génère, de la manière dont c’est fabriqué, et toute l’ambivalence dans le fait que ce soit également un moyen de faire sa place dans la société, de “réussir” selon les codes du capitalisme, en utilisant cette hyper-féminité comme une arme. Il y a quelque chose de très paradoxal là-dedans.

Pensez-vous qu’il y a un certain mépris de la part du cinéma par rapport à ce type d’émission ?

Totalement. Déjà je l'ai vu en tant que spectatrice, je sentais qu’on me regardait bizarrement lorsque j’avouais que j’en regardais, d’autant plus que je travaille dans un milieu artistique où ce n’est pas normal. Et même au sein de mon travail d’écriture, c’est un projet que je porte depuis bientôt huit ans et tout au long de la fabrication du court-métrage et du film, j’ai senti qu’on considérait que c’était étrange de vouloir anoblir par le cinéma quelque chose de “débile”. Il y avait un regard tout à fait méprisant là-dessus, car ça n’a rien de “débile” : c’est surtout dangereux.

Votre film dénonce la télé-réalité, les schémas conservateurs qu’elle promeut et la manière dont elle hypersexualise les corps féminins. Dans le même temps, vous ne portez pas un jugement sévère sur votre héroïne, qui vient d’un milieu défavorisé. Comment avez-vous trouvé le bon angle pour aborder cette histoire ?

En dissociant le système qui fabrique la télé-réalité - la directrice de casting par exemple, qui est génératrice de cette violence - et en s’attardant uniquement sur les motivations de Liane à vouloir en faire. En montrant que pour elle, cela fait partie d’un business-plan, d’une vraie manière de s’inscrire professionnellement dans la vie. Mais je voulais aussi montrer que c’est une réponse à un manque d’amour et de reconnaissance. Sa quête est le résultat d’une fragilité et d’une humanité immenses. Je voulais mettre le doigt sur cette fragilité, sur le grain de peau, sur la chair qui souffre, en montrant la réalité d’un corps et pas quelque chose de lisse. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a derrière l’image.

Une scène en particulier montre l’ambivalence de la situation de Liane : celle où elle apprend à danser à sa petite sœur. D’un côté, c’est une scène qui montre la complicité entre les deux personnages et Liane y apparaît particulièrement fière. De l’autre, le personnage perpétue des schémas sexistes et contribue à une sexualisation précoce des enfants.

Le dosage de cette scène, à l’écriture, au tournage, au montage, au mixage, était vraiment fait pour qu’on se dise “tiens c’est un moment de respiration” et en même temps “y’a quelque chose de très dérangeant”. L’hypersexualisation des enfants fait partie - je l’avais écrit en gras dans ma note d’intention - des choses qui ne sont pas abordées et qui sont scandaleuses. L’hypersexualisation des femmes et des fillettes, c'est une réponse à toutes les nouvelles mythologies qu’on nous sert à travers la télé-réalité, dans les réseaux sociaux, dans les médias, dans les clips, dans les jouets, dans la mode. C’est quelque chose qu’on ne regarde pas assez. Liane et Alicia, ce sont des consommatrices de cette époque, des jeunes femmes qui mangent cette culture populaire, qui s’habillent avec ce qu’on leur offre, et qui sont le fruit de tout ça. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer la transmission de cette notion de pouvoir de l’hypersexualité, dont Liane a tout à fait conscience et qu’elle utilise comme principale arme pour se revendiquer dans la vie.

Comment filmer frontalement une femme qui affirme une féminité si performative sans pour autant tomber dans une représentation voyeuriste ? Quelle était la juste distance ?

En ayant d’abord conscience de comment sont représentées les femmes de manière générale, comment sont représentées les femmes quand on veut montrer quelqu’un de sexy et de sur-féminin. En ayant conscience de tout ce qu’il ne faut pas montrer. Et puis, il ne faut pas surligner, d’autant plus que c’est un personnage qui est déjà hyperbolique, si en plus après je viens surligner, en la filmant de trop près, ou en ayant un plan trop long… En fait, tout ce qui est injustifié doit être écarté. À l’écriture, j’ai aussi fait en sorte de m’attarder plus sur les gestes que sur leur résultat. Par exemple, laisser traîner une étiquette d’un jeans qui n’est pas rentrée, c’est pour montrer que Liane a oublié de faire ça. Montrer qu’elle a ses extensions mal mises, c’est montrer un geste plus qu’un résultat. En racontant le geste, on raconte pourquoi elle veut être comme ça, et tout de suite on met de la distance avec une représentation hypersexualisante. Je faisais aussi attention à la position du corps dans l’image : on savait qu’une position lascive de manière injustifiée allait tout de suite être voyeuriste.

Liane entretient un rapport ambigu à la sexualité : elle aime être désirée, affiche une féminité très outrancière, et en même temps, on devine sa virginité et elle apparaît dans le film désintéressée des relations sexuelles avec des hommes. Comment expliquez-vous ce contraste ?

Je voulais montrer qu’hypersexualité et sexualité sont deux choses différentes qui n’ont absolument rien à voir. Au niveau macro, ce personnage s’est tellement enfermé dans son image qu’elle est déconnectée de son corps, de ses émotions, qu’elle n’a pas confiance en elle, ni en l’autre. Il y a une cassure entre l’autre et elle-même. C’est un personnage qui veut plaire mais qui n’est pas dans la séduction à proprement parler.

L’une des raisons qui poussent Liane à poursuivre son rêve, c’est sa volonté d’être aimée par le plus grand nombre. Un amour qu’elle n’a pas reçu de sa mère… Pensez-vous que les ambitions de célébrité sont souvent liées à un déficit d’amour dans la sphère familiale ?

C’est quelque chose qui est très documenté. Déjà je suis une grande consommatrice de télé-réalité. Les candidats, j’ai l’impression d’avoir grandi avec eux parce que je les suis de saison en saison, dans différentes émissions. Il y a un accès à leur intimité qui est très grand. Aussi, j’ai eu des échanges avec certains d’entre eux pour me documenter de manière plus directe. Ensuite, il y a des constats : beaucoup de candidats de télé-réalité ont une fracture familiale, une fracture d’amour. Il y a beaucoup d’abandons autour de ces personnes : de l’abandon familial, social, affectif, de dignité… Et c’est ce qui fait que ce sont de “bons candidats” : parce qu’ils sont prêts à tout. C’est pour ça qu’on les choisit.

Diamant Brut

Liane, 19 ans, n'a qu'une envie : quitter Fréjus, la ville poussiéreuse où elle vit avec sa mère et sa sœur. Son plan de sortie ? Les auditions de la série de télé-réalité « Miracle Island », où elle pourra enfin devenir « quelqu'un ».

Julien Del Percio