Trois ans après “Pacifiction”, Albert Serra revient avec “Tardes de Soledad”, un documentaire hypnotique sur la corrida. À l’occasion de sa sortie cette semaine, le réalisateur espagnol revient sur ce projet unique et (forcément) controversé qui constitue sa première tentative dans un genre qu’il apprécie pourtant peu. Il se livre à nous sur sa fascination pour cette pratique, sa manière très singulière d’en capter la poésie brutale et silencieuse et les nombreux paradoxes qui coexistent en son sein.
C’est la première fois que vous vous essayez au documentaire. Qu’est-ce qui vous a poussé à en réaliser un ?
À la base, le documentaire ce n’était pas mon truc. C’est un ami qui m’a embarqué dans ce projet. Et puis un jour, je me suis dit : "Mais attends, il y a ce truc très étrange, très fort qui se passe juste à côté de chez moi…". Un univers que je ne comprends qu’à moitié, qui ne me passionne pas plus que ça à titre personnel, mais qui a quelque chose d’absolument fascinant. Mais faire une fiction sur la corrida, c’est impossible. Tous ceux qui ont essayé se sont plantés. C’est trop particulier, trop réel, trop violent pour être reproduit. Tu ne peux même pas demander à un acteur de jouer un torero. Soit tu l’es, soit tu ne l’es pas. C’est pareil pour les dialogues qui en sont ressortis. Jamais, je n’aurai pu les faire sortir de la bouche d’un acteur pour une fiction. Le documentaire s’est donc imposé comme la seule manière possible.
Et dans la forme, qu’est-ce que ça a changé dans votre manière de faire ?
Rien. J’ai tourné comme d’habitude, avec plusieurs caméras. J’ai confiance totale envers la caméra pour qu’elle rende visible ce qui est invisible d’habitude. Mais ma volonté n’était pas didactique, je ne voulais pas expliquer la corrida. Je voulais faire ressentir ce qu’il se passe au mieux. C’est un rituel, très répétitif presque comme la méditation : il faut du temps, de la concentration, pour atteindre une forme de transe. C’est cette recherche sensorielle qui m’a le plus motivée.
Comment avez-vous réussi à convaincre Andrés Roca Rey, toreador star de la corrida contemporaine, d’être suivi pendant autant de temps ?
Honnêtement, je ne sais pas. Il a dit oui très vite, sans que je comprenne pourquoi. Je n’ai plus parlé avec lui pendant le tournage pour ne pas l’influencer ou me faire influencer mais il a été incroyablement généreux et m’a permis d’accéder à des endroits que même sa famille ou son manager ne fréquentent pas ou ne fréquenteront jamais. C’est le cas par exemple de la scène d’habillage dans sa chambre. Il m’a donné quelque chose d’extrêmement intime. Bon, après coup, il s’est quand même plaint de ne pas aimer le film.
De quoi s’est-il plaint ?
Il disait qu’il y avait trop de violence (rires). Il avait peur que ça porte préjudice à son image et celle de la corrida. Mais pour moi, cette violence est essentielle. C’est ce qui donne du sens à la corrida. C’est un rituel sacrificiel. Et j’ai pris soin de toujours essayer de maintenir un équilibre. C’était mon obsession lors du montage du film: montrer chaque élément de la corrida avec le plus d’honnêteté possible. Je ne parle pas d’objectivité, ça n’existe pas dans l’art mais je voulais proposer le regard qui me paraissait le plus juste en montrant cette violence, cette brutalité mais aussi le côté artistique et humain qui s’en dégage.
Il s’est aussi plaint qu’il n’y avait pas assez de moments de triomphe. Mais on avait aussi besoin de filmer les grandes arènes, là où la pression du public est immense, les taureaux plus dangereux et où les difficultés sont inévitablement plus grandes.