Interview

Arnaud Dufeys à propos d'On vous croit : « la parole en justice peut être réparatrice »

Jean-François Pluijgers

Dans On vous croit, Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys retracent, le temps d'une matinée d'audience, le combat d'une mère - Myriem Akheddiou, extraordinaire - pour la garde de ses enfants qu'elle veut protéger de leur père abuseur - Laurent Capelluto, remarquable d'ambiguïté. S'appuyant sur un dispositif rigoureux, leur film, tourné en "conditions légères", porte un regard aiguisé sur le fonctionnement de la justice face aux violences intrafamiliales, pour un résultat bouleversant. Rencontre avec son coréalisateur.

-Quelle a été la genèse de ce projet ?

-Il a été initié avec Charlotte Devillers, avec qui on a écrit et coréalisé le film. On écrivait un premier film ensemble sur son travail d'infirmière dans un centre de santé sexuelle à Paris. Alors que le projet prenait un certain temps en développement et en écriture, on en vient à beaucoup discuter du sujet des mères protectrices en justice, que Charlotte connaît extrêmement bien de par son travail, parce qu'elle est en contact avec des victimes de violences sexuelles, et aussi parce qu'elle se rend aussi régulièrement dans une association française de défense de victimes de violences sexuelles où celles-ci peuvent témoigner publiquement. On recoupe de nombreux témoignages, et on se rend compte qu'ils se ressemblent énormément, surtout par rapport à la manière dont la justice ne parvient pas à prendre le problème en charge parce qu'il y a toujours plusieurs procédures qui s'engluent les unes dans les autres.

-Pourquoi avoir choisi d'aborder le sujet par le biais de la fiction plutôt que dans un documentaire ?

-On n'a jamais eu de doutes par rapport à ça. Au niveau éthique, c'est un endroit trop sensible, trop délicat : on est avec des enfants à qui on n'a pas envie de faire revivre un traumatisme, de le perpétuer, alors que c'est justement l'une des choses que l'on dénonce dans le film, à quel point la justice demande toujours aux enfants de répéter, et combien c'est à chaque fois une réminiscence des violences qu'ils ont subies. La fiction permet aussi d'être très très fort dans le détail, d'avoir une forme de justesse qu'on n'arrive pas toujours à contrôler de la même manière dans le réel. Sur un sujet aussi délicat, c'est important d'être nuancé, complexe, d'aller explorer tous les points de vue, de ne pas avoir peur de ne pas être trop pudique par rapport aux mots qu'on utilise, aux faits. C'était important de pouvoir contrôler tout ça.

-Comme le dit la juge, la justice est complexe. Comment avez-vous procédé pour restituer cette complexité tout en rendant la procédure lisible ?

-Il y a eu plusieurs niveaux de travail : d'abord, les témoignages initiaux. Et puis des livres, dont celui d'Edouard Durand, Défendre les enfants, nourri de toute son expérience de juge. Charlotte le connaît, et on lui a aussi fait lire notre travail. On a rencontré des juges belges également, qui nous ont ouvert les portes des audiences. Et puis, ultimement, on a travaillé avec des avocats qui jouent leur propre rôle dans le film. Ce sont des rôles écrits, ils n'ont pas exactement ces rôles-là dans la vie, mais ils sont avocats de profession, et ça amenait une repasse sur les textes avec eux. Ce qu'on voit dans le film, ce n'est d'ailleurs pas le texte qu'on a écrit, c'est leurs mots à eux. Ils se sont inspirés du texte qu'on avait écrit pour préparer une plaidoirie, là où les acteurs qui jouent en face d'eux sont vraiment au mot près.

-Comment vous est venue l'idée de travailler avec des avocats et des acteurs professionnels ?

-On avait conscience qu'avec le peu de moyens qu'on avait, on allait devoir tourner très vite (On vous croit est une production en "conditions légères", dont le tournage a été bouclé en 13 jours, NDLR), avec très peu de préparation. Ce n'est pas impossible d'arriver à ce niveau de véracité avec des acteurs, mais ça allait demander beaucoup de travail en amont. On s'est dit qu'on allait gagner du temps, et on voulait aussi que des personnes issues de la justice puissent valider les idées et leur complexité, et les nuancer. La manière de s'exprimer et le phrasé des avocats nous paraissaient hyper importants. On a vu tout un tas de films de procès et souvent, on sent la fabrication, le travail du cinéma, alors qu'on avait vraiment envie d'immerger le spectateur dans une réalité avec une forme de véracité. Une fois qu'on a eu cette idée, on a fait des essais. On avait déjà Myriem Akheddiou, pour qui on avait écrit le rôle d'Alice, et elle a participé à certaines étapes du casting avec les avocats. On a testé un petit groupe d'avocats avec Myriem qui, en improvisation, explique l'histoire qu'elle vit avec son enfant dans le film, et les avocats interagissent en improvisation, et on a vu la façon dont la mayonnaise prenait et à quel point ils s'impressionnaient l'un l'autre. Les avocats étaient impressionnés par la force émotionnelle que Myriem leur envoyait et qui nourrissait encore plus leurs réactions et leurs discours, et Myriem était impressionnées par l'aisance des avocats pour parler de ce sujet, en présence d'autres personnes et en étant filmés. Il y a des similitudes entre un travail d'avocat et un travail d'acteur : il y a un objectif précis à atteindre, tout est bon pour y arriver ou presque, et il y a une éloquence, un plaisir à parler en public et à défendre des idées.

-Vous avec écrit le rôle pour Myriem Akheddiou. Qu'est-ce qui a guidé ce choix ?

-J'avais déjà travaillé avec Myriem avant : j'avais réalisé le pilote d'une série télé qui ne s'est pas faite à la RTBF, et on avait eu cette opportunité de travailler ensemble. On avait pris beaucoup de plaisir humainement et on s'est aussi rendu compte qu'on avait des techniques de jeu en commun : elle travaille depuis des années avec un coach d'acteurs, Pico Berkowitch, dont j'ai été l'assistant, on était sur le même type de méthode. Au-delà de ça, je me suis toujours demandé pourquoi Myriem n'avait jamais eu de premier rôle dans des films de fiction au cinéma, je trouve ça hallucinant. La première fois que je me suis fait cette réflexion, c'est en voyant Deux jours, une nuit, des frères Dardenne. Pour moi, elle était la meilleure actrice du film, alors qu'elle n'apparaît que trois minutes à l'écran, j'ai vraiment été happé par elle. Et je me suis demandé pourquoi une telle actrice était méconnue en Belgique. On a écrit en pensant à elle, et comme je la connaissais, j'arrivais déjà à discerner quelques trucs qui se retrouvent dans le film. Après, elle est allée beaucoup plus loin, elle nous a surpris. Nous avons eu des échanges d'idée sur sa vision du personnage et Myriem nous en parlait comme d'une mère louve, ce qui nous a emmenés à finaliser l'écriture avec un vocabulaire lié à un type d'animalité. Ca teinte toutes les scènes qui précèdent et qui suivent l'audience, dans lesquelles elle est en mouvement dans l'espace, elle cherche ses enfants, elle court après. Il y avait l'idée qu'elle soit d'abord une proie au début du film et qu'elle devienne une prédatrice à la fin. (...)

-Comment l'articulation du film s'est-elle imposée, avec en son coeur cette très longue scène d'audience en temps réel ?

-On est partis du témoignage d'une audience en temps réel. On a demandé à une mère victime, une mère protectrice de nous expliquer, instant après instant, quelles sont les prises de parole de chacun, qu'est-ce qui se raconte à l'intérieur de ça, et on a vu comment articuler l'audience. On a écrit une audience qui avait plus ou moins le même nombre de pages que de minutes dans le film, 50 environ, dont on savait qu'elle serait le coeur de notre film, et après, on est passé au premier et au troisième actes. On a construit les personnages, et on s'est dit qu'on voulait que cette mère soit perçue comme dysfonctionnelle au départ, avec une première scène très forte, pour qu'on sente le background qui avait fait exploser la famille, et à quel point elle n'arrivait plus à gérer. Et on savait que le point d'arrivée, c'était que le parcours en justice cette matinée-là lui permette de se réapproprier une place de mère avec la parole, en déroulant tout le fil des événements et ce qui a conduit à cet aspect dysfonctionnel du début.

-Comment avez-vous tourné cette scène d'audience ?

-On l'a tournée en trois jours, avec trois caméras. L'idée était de mettre les avocats dans un dispositif d'audience, de plaidoirie, tandis que les acteurs étaient au mot près, ça permettait que le jeu soit renouvelé à chaque nouvelle prise, puisque les avocats ne disent jamais les choses dans le même ordre, donc les acteurs sont toujours surpris et impactés par ce qui se passe. On avait besoin de trois caméras pour aller capter des plans d'écoute en même temps que des temps de parole, parce qu'on voulait rester de longs moments sur l'écoute, pour épouser un maximum le point de vue de la mère qui est forcée d'entendre ce qu'on dit sur son fonctionnement à elle et sur celui des enfants sans pouvoir broncher jusqu'à ce qu'elle ait la parole. Et par souci d'équité, puisqu'on était longtemps sur des plans d'écoute avec elle, il fallait aussi qu'on ait de longs plans d'écoute sur les autres. Après, au montage, c'est vraiment un travail de réécriture sur les rushes, pour qu'on tienne une tension permanente malgré qu'on est sur un visage qui ne parle pas.

-La juge qui dirige les débats brille par son humanité...

-On ne voulait pas faire un film qui tape uniquement sur la justice. L'idée n'était pas d'acculer le système judiciaire, ce n'est pas constructif, ça ne servirait à rien. On voulait montrer qu'il y a des dysfonctionnements, un système rigide, mais que les personnes qui travaillent en son sein sont de bonne volonté ou peuvent l'être, et qu'elles essaient de faire leur travail au mieux avec l'outil dont elles disposent. C'était hyper important que la juge soit progressiste pour montrer que la parole en justice peut être réparatrice et a vraiment une importance. Et que si on accorde le temps de parole, qu'on le respecte et qu'on apporte une écoute attentive à ce temps de parole, on arrive quand même à quelque chose.

-On vous croit se referme sur des statistiques de violences sexuelles en France. Qu'en attendez-vous en termes d'impact ?

-On en a discuté : est-ce que le film se suffit à lui-même, ou est-ce qu'il fallait ajouter ces statistiques ? Il y a presque une volonté politique de se dire : "bon, peut-être qu'il faut prendre conscience de l'ampleur du phénomène. Ce n'est pas un cas isolé qu'on a mis dans le film, les statistiques sont accablantes, c'est vraiment atroce." A un moment donné, on doit être capables, en tant que société, de prendre le problème en charge, parce que ce n'est pas possible humainement, mais aussi parce qu'il y a un coût sociétal à tout ça. Les enfants qui vivent des faits si violents et qui après ne sont pas crus, ne sont pas soutenus, ne sont pas protégés, vont devenir des adultes en rupture avec le monde ou avec la société, ce qui a plein de répercussions sociétales. Il y a des statistiques qui démontrent à quel point le coût sociétal est plus important quand on ne prend pas le problème en charge que si jamais on traitait tous ces cas en justice convenablement.

-Que peut un film dans un tel contexte ?

-En tant que cinéaste, je pense avoir une responsabilité en recevant des fonds, de l'argent public, par rapport aux sujets que je traite. Celui-ci est extrêmement important, et il faut le mettre en avant. Mon objectif, c'est qu'on en parle, de secouer le tapis sur ce sujet que tout le monde n'a pas envie de voir, mais dont il est extrêmement important de parler. Et donc, de susciter un débat, de rendre ce sujet visible, même si je n'ai pas la prétention d'avoir de solutions. J'ai bien un avis, mais je ne vais pas plus loin que ça : le film, maintenant, il appartient à ceux qui voudront en faire quelque chose.

On vous croit

Né de la collaboration entre un cinéaste et une professionnelle de santé engagée auprès des victimes de violences sexuelles, On vous croît est un film de procès brûlant, à l’authenticité remarquable.

Jean-François Pluijgers

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