Aux côtés de Kleber Mendonça Filho, originaire comme lui de Recife, Gabriel Mascaro incarne la nouvelle vague d'un cinéma brésilien n'en finissant plus de faire des étincelles depuis le mitan des années 2010, quand le premier signait Aquarius et le second Neon Bull. Dix ans et un Divine Love plus tard, le réalisateur dévoile aujourd'hui The Blue Trail (Les voyages de Tereza), un road-movie en bateau suivant l'odyssée d'une alerte séniore décidant de se soustraire à l'injonction gouvernementale imposant aux personnes âgées de s'installer dans une "colonie" de sinistre réputation. Une ode à la liberté dont il nous parlait récemment lors du festival de Gand.
D'où vous est venue l'inspiration pour The Blue Trail ?
Après avoir exploré les nouvelles formes de masculinité dans les régions rurales du Brésil dans Neon Bull, j'ai eu envie de m'intéresser aux personnes âgées. J'ai grandi dans une maison où nous vivions nombreux, avec nos grands-parents notamment. Et le déclic s'est produit quand, à la mort de son mari, ma grand-mère s'est mise à la peinture. J'ai été inspiré par ce sentiment de renouveau, et par le fait qu'il puisse y avoir un rituel de passage à un âge avancé, alors qu'on les associe généralement à la jeunesse. J'ai entamé des recherches, et j'ai réalisé que les rares films mettant en scène des personnes âgées gravitent soit autour de la mort, comme dans Amour, de Michael Haneke, soit autour de la nostalgie, mettant en scène des personnages déconnectés de leur époque, parce que enfermés dans leurs souvenirs d'un passé révolu. J'ai essayé de trouver une perspective différente, en parlant d'une personne âgée désireuse de réagir et de vivre au présent.
Comment la forme du film s'est-elle imposée ?
Je me suis interrogé sur les genres associés à ce processus de bourgeonnement : en général, il s'agit de récits d'apprentissage, de dystopies ou encore de road-movies qui mettent en scène de jeunes protagonistes, engagés dans un processus de découverte et d'affirmation de soi. On n'y voit jamais de personnes âgées. Mais pourquoi une personne âgée ne pourrait-elle pas se rebeller contre ce système imposé par le cinéma ? J'ai été intrigué par ce "pourquoi pas", et j'ai voulu, de manière audacieuse, décliner ces genres associés à la jeunesse avec des séniors. The Blue Trail distille une musique qui mélange ces genres pour nourrir un dialogue amusé et lyrique avec une histoire du cinéma ayant tendance à négliger les aînés.
La dystopie que vous mettez en scène est ancrée dans la réalité, écho d'une société ne sachant que faire de ses aînés. Comment l'avez-vous esquissée ?
Pour moi, la réalité de The Blue Trail est une quasi dystopie, parce que je ne suis pas tombé dans les concepts habituels de dystopies associées à des technologies disruptives qui changent la société, ou à des gadgets high-tech qui interfèrent avec les routines quotidiennes des personnages. Ce film ne parle pas du futur, du passé ou du présent, il est plutôt situé dans un espace alternatif spéculatif gravitant autour d'une question : et si nous avions une société qui, au nom de la productivité, décidait d'isoler les personnes âgées ? C'est presque une question absurde, à laquelle je réponds sur le même ton, avec ces voiturettes de ramassage grillagées qui ressemblent à celles utilisées pour les chiens errants. Le film questionne la manière dont nos sociétés normalisent ce type de comportement. J'y vois un déplacement subtil de la réalité plutôt qu'une dystopie.
La "colonie" où sont envoyées les personnes âgées est maintenue hors champ, mais on peut deviner qu'il ne s'agit pas d'un endroit particulièrement agréable. Quel est votre sentiment par rapport au fait que la société tend à invisibiliser les vieilles personnes ?
Je pense que la société, y compris ceux qui se considèrent comme progressistes, essaie de domestiquer les aînés : on se sent rassuré parce que grand-père est placé dans un home. Ce qui m'inquiète, c'est qu'on néglige dès lors leur libre arbitre, et qu'on ne tient pas compte de leurs désirs. D'où le fait que The Blue Trail parle de découverte de soi quand, pour la première fois, on a le droit de rêver et de trouver un sens à son existence. Ce qui, pour le coup, passe par sa rencontre avec une autre vieille femme, parce que dans nos sociétés où les femmes sont les proies de la culture machiste, on en rencontre beaucoup qui s'épanouissent entre amies, trouvant là un filet de protection très important.
La "libération" de Tereza passe en effet par sa rencontre avec Roberta, personnage haut en couleur qui vend des bibles numériques, un business de toute évidence pas très... catholique. Quel regard portez-vous sur la religion?
Je me suis inspiré du documentaire Salesman, des frères Maysles, une enquête sur un commis-voyageur vendant des bibles aux États Unis dans les années 1940. Le Brésil est en train de connaître un bouleversement majeur en ce qui concerne la religion hégémonique, occupée à passer du christianisme au pentecôtisme. C'est l'un des premiers pays faisant face à un tel changement à l'ère moderne, et il me semblait important de le prendre en compte. Plutôt que de créer des personnages naïfs et charmants, j'ai préféré imaginer une femme un peu rusée, qui ne soit pas tout à fait nette; quelqu'un qui puisse faire des actes répréhensibles, comme vendre ces bibles à des gogos, tout en étant bonne pour son amie, à qui elle va permettre de vivre des expériences inédites et de découvrir de nouvelles opportunités. Elle constitue l'élément libérateur, ce qui ne nécessite pas qu'elle soit totalement réglo...
The Blue Trail est un road-movie. Pourquoi avoir choisi d'en situer l'histoire sur l'Amazone, et donc d'en faire un boat-movie ?
Pour différentes raisons. Le film traite de la productivité et de la mise à l'isolement des personnes âgées pour accroître cette productivité, et l'Amazone est considéré comme un lieu de préservation. J'ai essayé de remodeler cette idée, d'où le fait que l'histoire débute dans une usine de production de viande d'alligator, afin de montrer un Amazone différent, mais bien réel, où prend forme la dystopie. Je trouvais aussi important que la rivière, immense et sinueuse, apparaisse comme un endroit où l'on peut se perdre, mais aussi se retrouver. Et puis, à la fin de mes études universitaires, il y a une vingtaine d'années, un de mes premiers boulots a consisté à apprendre à des communautés indigènes à devenir cinéastes. Le contexte de l'Amazone était resté gravé dans ma mémoire depuis, et c'est de manière assez naturelle que j'ai élaboré un monde en rapport avec la productivité autour de cet environnement. En plus de l'enchantement de la bave bleue de l'escargot...
Escargots aux pouvoirs magiques, alligators, murmuration : les animaux occupent une place centrale dans le film. Avec, comme point d'orgue, cette scène incroyable d'un combat de poissons...
Ces combats n'existent pas sous cette forme. Ces poissons ont des territoires, mais ils ne se battent pas à mort. La scène résulte d'un mélange de prises de vue réelles et d'effets spéciaux, pour en accroître la violence qui ne correspond pas à la réalité, le tout emballé dans une chorégraphie hypnotique. Je me souviens qu'enfant, avec mon père, on allait attraper ces petits poissons au milieu du fleuve. En fait, il s'agit de poissons exotiques qui ont été importés du Vietnam, du Cambodge et du Laos en raison de leur résistance. Le fleuve était tellement pollué que c'était la seule espèce à pouvoir y survivre, et on les a fait venir d'Asie pour manger les larves de moustiques, et tenter d'enrayer la dengue. J'avais des copains qui s'amusaient à mettre ces poissons ensemble afin qu'ils se battent, c'est l'environnement dans lequel j'ai grandi dans les années 1980. C'est une scène un peu dingue, dont on a amplifié l'effet avec le design sonore.
Faut-il voir une portée féministe à The Blue Trail, qui trace le portrait d'une héroïne hors du commun ?
C'est un peu gonflé de parler de "film féministe" réalisé par un homme, mais je serais enclin à dire oui. J'essaie de montrer, à travers mon point de vue, l'inspiration que j'ai pu retirer de mes conversations avec mes amies, ma mère ou ma grand-mère, ces femmes qui m'ont vraiment appris des choses et m'ont fait réfléchir à l'agenda féminin. J'essaie de représenter ces femmes le mieux possible, dans les limites de ma position d'homme. Permettre la rencontre et l'affirmation de ces deux femmes d'âge respectable relevant des défis et découvrant de nouvelles expériences ensemble, c'était un peu comme tourner un Thelma & Louise au troisième âge. Faire le portrait de ces femmes âgées se battant et résistant a représenté quelque chose de spécial.

