Un grand échalas aux cheveux longs et à l'allure mystique nous attend, attablé dans le café d'un grand hôtel du centre de Bruxelles. La veille, Óliver Laxe présentait en avant-première son long-métrage Sirāt devant une salle pleine à craquer au cinéma Palace. Cet après-midi, le cinéaste franco-espagnol quittera le plat pays pour la France, où sa tournée promotionnelle se poursuivrait à un rythme soutenu, tranchant avec le sentiment de sérénité qui émane de sa personne. Il faut dire que depuis la première mondiale du film lors du dernier Festival de Cannes, qui le récompensa d'un prix du jury, et du choc qu'il produisit sur les festivaliers, journalistes et cinéphiles de tous bords, le réalisateur est sollicité de toutes parts. Rencontre avec un artiste qui n'aspire à rien de plus que de remettre la transcendance au cœur de l'expérience cinématographique.
Avant qu'on ne rentre vraiment dans le film, Sirāt a été très bien accueilli à Cannes, où il a obtenu le prix du jury. Depuis, il semble y avoir beaucoup d'attente de la part des spectateurs et votre nom est sur toutes les lèvres : comment allez-vous ?
Les êtres humains recherchent toujours du sens à ce qu'ils font. J'ai eu beaucoup de doutes en faisant ce film. J'étudie aussi la psychothérapie donc je vois bien le côté névrosé de ma démarche artistique, je vois que je suis connecté à mon essence aussi, c'est quelque chose de sain. Et le cinéma m'aide à me connaître, à me guérir. Mais, tout de même, c'est excessif. Mes films sont compliqués, extrêmes. Mon film précédent était tournés dans de vrais incendies, il y a quelque chose d'un peu irrationnel, que je ne calcule pas, d'un peu trop téméraire. Mais Sirāt était angoissant à porter : mon intention était de prendre soin des spectateurs, mais le feedback que je recevais du scénario montrait que les gens ne comprenaient pas mon intention. On pensait que les spectateurs allaient souffrir, ce qui n'a jamais été mon but. C'est le plus difficile pour un artiste : tenir le geste. Cannes a donné du sens à tout ça. Comme si la vie m'avait dit : « c'est ton truc ». Ce qui était beau c'est qu'on a vite compris que le film n'était pas qu'un film : c' était une vraie cérémonie cinématographique. Il y a une espèce de sorcellerie avec ce film. Une sorcellerie blanche j'espère (rires).
Le film s'ouvre sur la promesse d'une enquête et, assez rapidement, on comprend qu'il s'agit d'une fausse piste : était-ce pour vous une manière de jouer avec le spectateur, de lui donner l'illusion d'un schéma connu pour finalement l'emmener vers quelque chose de plus expérimental, sensoriel et moins verrouillé au niveau du récit ?
Ça n'est pas une fausse piste. C'est que la vie, c'est comme ça. Tu es venu faire une interview mais, pendant le chemin, il aurait pu se passer quelque chose qui t'aurait fait changer d'objectif. Ça n'est donc pas une fausse piste, ça fait partie de la blessure de ce père, blessure qu'il porte jusqu'à la dernière minute du film. Des spectateurs m'ont donné une interprétation que j'aime bien, à savoir que le père n'a jamais été aussi proche de sa fille qu'à la fin du film. Il la danse, c'est un moment cathartique. Il traverse un enfer pour reconnaître quelque chose en lui.
Comment avez-vous procédé au casting des acteurs ? Était-ce important pour vous qu'ils s'agissent de non-professionnels et de personnes issues du milieu des free parties que vous filmez ?
Je suis beaucoup allé en teuf, j'avais déjà quelques copains dans ce milieu. C'est un projet que je porte depuis longtemps mais Bigui (Richard Bellamy), par exemple, était là dès le début. Il n'a perdu sa main que trois ans avant le tournage dans une manifestation des gilets jaunes, arrachée par une grenade de la police. Avec Tonin (Tonin Janvier), à qui il manque une jambe, j'ai eu des doutes. Il n'y a rien de pire dans un processus créatif que de trop signaler les intentions de l'auteur. Je me méfiais du sensationnalisme. Finalement je pense avoir pris la bonne décision, après m'être assuré de la noblesse de mes intentions. J'aime qu'ils assument leurs blessures avec détachement et acceptation. Même s'ils sont considérés comme des Peter Pan, ils ont aussi une certaine maturité. Dans leurs rides, leurs silences, leurs gestes, on sent que leurs blessures, elles sont là, non ? Travailler avec des acteurs non-professionnels supposent une vulnérabilité, mais aussi une autre énergie. Il y a une phrase de saint François d'Assise que j'aime beaucoup : « la grâce est dans le disgracieux. »
Et puis ces blessures racontent quelque chose des personnages.
Oui, leur fanage. C'est une communauté de blessés ce film. Une famille sans classe, sans race, sans genre. Dans la dimension de la blessure, on est un peu tous dans le même train. À titre personnel, ce film m'a aidé à mieux me connecter à moi-même. C'est ce que j'ai appris en allant en teuf : pleurer affirmativement ma blessure. La danser.
La musique a évidemment une place très importante dans le film : à quel moment est-elle intervenue dans votre processus créatif ?
En premier sont venues les images. J'habitais au Maroc, ça faisait cinq ans que j'étais à Tanger, et j'ai vu ces images de camions traversant le désert. Des camions qui ne sont plus vraiment des camions.
On est presque du côté de la science-fiction, ces camions fendent la nuit comme s'ils flottaient dans le vide.
Un peu, ils sont aussi comme des esprits. En tout cas c'est une image qui m'évoquait la notion du voyage. La vitesse, la fureur, le voyage intérieur. Un jour, dans une teuf organisée dans la palmeraie où je vivais, cet imaginaire a pris vie. C'est bizarre comment les idées pour un film arrivent. Tu sens vraiment le film qui veut exister à travers toi. C'est magique. Je n'étais pas allé en rave depuis l'adolescence et, là, j'ai reconnecté avec cette part de moi. Et j'ai dansé ce film. J'ai développé ces images sur le dancefloor, en musique. C'est à ce moment que je me suis dit que cet imaginaire était puissant. Je trouvais qu'il y avait une résonance entre le Coran et la techno. Ce sont deux choses qui m'habitent et qui sont dans le film.
Ne serait-ce que par le titre : Sirāt, qui désigne ce fil très fin qui est un passage vers l'au-delà et qui mène ces danseurs vers cette transcendance qu'ils recherchent dans la fête.
Tout à fait. Une transcendance qui n'est pas une fin en soi : on ne juge pas les outils, on se réjouit plutôt qu'encore aujourd'hui les humains cherchent cette transcendance.
Ça prend d'autant plus d'importance dans le contexte politique dans lequel vous situez le film : par bribes, on comprend qu'au-delà du désert, une Troisième Guerre Mondiale se prépare. C'est dans l'imminence de la fin que ce genre de quête prend tout son sens ?
C'est la seule solution qu'on a : regarder à l'intérieur. La seule manière de nous émanciper vraiment. La vie va de plus en plus nous pousser à nous demander ce que c'est que d'être humain. Et j'ai de l'espoir. On est si proche du précipice : réchauffement climatique, nouvelles technologies... La seule solution c'est de s'humaniser.
Le film a justement cette qualité humaine : on a l'impression de pouvoir le toucher, le sentir. Il est beaucoup affaire de texture dans Sirāt – de la musique, mais aussi des images. Comment avez-vous travaillé pour que les deux se mélangent, se nourrissent ?
On voulait faire des images que l'on pourrait écouter, des sons qui pourraient être vus. Travailler un paysage sonore. L'art se joue dans les proportions, la géométrie : comment tu fais les images, comment tu les coordonnes. C'est très inconscient, lié à ma sensibilité. Ça n'est pas très rationnel.
Vous n'intellectualisez pas trop ?
Je pense que nous, les auteurs, sommes les pires ennemis de nos œuvres. C'est pour ça que souvent les films restent à hauteur de leur créateur. Les films doivent nous transcender. Il faut trouver le bon équilibre, savoir s'arrêter à temps. Dans mon cas, le problème du cinéma c'est que ça implique des processus créatifs très longs, avec beaucoup de pression. On doit constamment s'adapter à la réalité et faire des sacrifices. Lorsque j'étais sur le dancefloor, je n'étais pas connecté à ma seule sensibilité. J'étais connecté aux archétypes universels, à l'inconscient collectif. C'est puissant au niveau énergétique, c'est comme être dans une salle de cinéma. Seul, mais subtilement connecté au reste des gens, influencé par eux. Je me suis connecté à cette blessure générationnelle, ce gémissement d'orphelin, et j'ai eu la force – je suis coproducteur de mon film – de pouvoir protéger cette fragilité, ces premières images. De les garder en vie tout le long du processus d'écriture, de préproduction, et du tournage. C'est la clé. C'est complexe une image. C'est un mystère. Elle se connecte à tellement de niveau au métabolisme humain. Le problème du cinéma, c'est l'instrumentalisation des images. Pour des besoins narratifs, conceptuels : l'auteur y met trop son phallus. Il faut l'équilibrer. L'énergie masculine est très importante dans la création : la conquête, l'aventure, la quête du héros. Mais il faut rester au niveau de l'évocation et la balancer avec quelque chose de plus féminin, polysémique, lyrique, ésotérique.
Est-ce que le cinéma a toujours été votre moyen d'expression privilégié ? Ou aimeriez-vous toucher à d'autres médiums ?
L'écriture me plait. Et la musique. Mais je dis ça avec tristesse (rires). On ne peut pas tout faire, mais je suis frustré de ne pas pouvoir m'exprimer en musique. Avec Kangding Ray, qui a fait la bande originale du film, ça a été un de mes zéniths en tant qu'artiste. Collaborer avec un artiste avec une sensibilité comme la sienne, c'était super, très stimulant. C'est la première fois que je travaille avec un musicien. Mes films précédents, à plus petits budgets, s'appuyaient sur de la musique existante dont on achetait les droits. J'aimerai continuer à avancer dans cette direction nouvelle.
Sans rien dévoiler de l'intrigue, vos personnages traversent des épreuves d'une grande violence et, pourtant, on n'a pas le sentiment que vous portez sur eux un regard cruel. À quoi cela tient-il d'après vous ?
Qu'est-ce que tu en penses, toi ?
Quelque part, je pense qu'il y a dans le film l'idée que la mort n'est pas une fin en soi, mais peut-être le début de quelque chose d'autre. Dans la scène où Sergi López danse dans le désert, on ressent bien qu'il lâche prise, abandonne ses peurs, ses fausses croyances et se libère d'une prison identitaire pour se connecter à quelque chose de plus grand. Il y a une vraie communion avec ses camarades, et tous ne sont plus des hommes, des femmes, mais les éléments d'un grand tout qui les englobe.
Je n'aurai pas pu mieux le dire qu'avec la manière dont tu viens de t'exprimer. Ça me touche beaucoup, merci. Il y a eu un article assez polémique en Espagne, dans El País, qui m'assimilait à ce cinéma de la cruauté : Michael Haneke, Lars von Trier. C'est dommage car ça ne correspond en rien avec ce que le public a vécu. L'esprit du réalisateur se transmet subtilement dans ses choix stylistiques. J'ai mes batailles intérieures mais, quand même, je suis très content de vivre cette période, je vois le futur avec optimisme, je fais confiance à l'être humain et j'ai la foi. Tout ça me donne une certaine sérénité qui est dans le film et que le spectateur, secrètement, reçoit. On le perçoit aussi dans la musique qui devient de plus en plus terrienne, lumineuse. Ces personnages sont filmés avec dignité. Comme je dis toujours, il n'y a pas une feuille d'un arbre qui ne bouge pour une raison parfaite, intelligente. Un « ça devait être comme ça » m'habite et se transmet au spectateur au travers du film. Une acceptation, un détachement.
Ces gens mutilés célèbrent la vie. C'est ça que j'ai compris dans la culture rave, techno, travellers. À un moment, j'ai décidé d'arrêter le tournage car j'avais le sentiment qu'on allait trop loin. J'étais en train de danser, je pensais qu'on avait fini mais, d'un coup, je vois la caméra de la deuxième unité de tournage qui capturait ces moments et j'ai trouvé ça trop violent. J'ai grimpé dans la montagne pendant que la fête continuait – trois jours de teuf, c'était le deal – je voyais toutes mes névroses en bas, les camions de cinéma... c'est dingue d'organiser une teuf pour un film. Ça faisait trois semaines qu'on tournait, j'étais épuisé. Le cinéma c'est extrême, tu vas au bout de tes limites. Ce qui est aussi la culture teuf : atteindre ses limites. Et je me souviens d'être là et de pleurer, de me rouler à terre, et de regarder à l'intérieur. Mais le beat, la musique me levait. Je pleurais, je dansais.
Votre film porte cette idée subversive d'une apocalypse joyeuse, sereine.
La vulnérabilité, la fragilité, c'est subversif. Mais il y a des exemples qui sont très quotidiens : un accouchement, c'est un film de terreur si tu le filmes. Moi je tomberai dans les pommes, c'est terrible. Les femmes saignent, meurent, et en même il y a une transmission de vie, un dialogue avec elle qui est indescriptible. Je suis un peu essentialiste là mais je trouve que c'est quelque chose de très puissant que les femmes expérimentent et nous, non. Je pense beaucoup à ces gens qui se sont écrasés en avion dans la Cordillère des Andes. Quand tu écoutes les témoins ou leurs parents, certains ne changeraient rien au destin de leurs proches, ils savent que ça devait se passer comme ça. Il y a un espèce de transmission secrète, quelque chose à apprendre. La montagne leur manque car ils n'ont jamais été si près de la vie qu'en traversant cet enfer. Quand quelqu'un que l'on connait meurt, c'est triste mais, quand même, il y a un dialogue avec la vie qui a un goût doux. La crise est un mécanisme de la vie pour nous reconnecter à nous-même. L'être humain a une essence mais aussi une personnalité, un masque. Cette personnalité de fiction grandit dans ce palais d'ego qu'est la vie et l'essence se voile. Mais la crise perfore cette personnalité et te fait toucher ton être. Le grand désarroi est intérieur, celui que l'on voit à l'extérieur n'est que son reflet.