Enzo est un projet singulier, puisqu'il s'agit d'un film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo. A quel stade avez-vous été impliqué ?
Avec Laurent, on avait travaillé le scénario et entamé les repérages. Il avait notamment trouvé un chantier à La Ciotat où on allait pouvoir tourner, et on avait commencé le casting, ayant déjà choisi les quatre acteurs principaux. Après ça, il est tombé malade d'un seul coup, très rapidement, et est mort dans les jours qui ont suivi, sept semaines avant le tournage. J'étais sans lui pour la suite.
Dans quelle mesure diriez-vous que ce qui était au départ un film de Laurent Cantet est devenu un film de Robin Campillo ?
Pour moi, ça reste vraiment un film de Laurent : c'est son projet, c'est lui qui s'est projeté dedans, je ne sais pas si j'aurais fait ce film-là par moi-même. Par contre, ce qui est vrai, c'est que quand on a travaillé ensemble cette fois-ci, on s'est dit qu'il fallait que ce soit un film à mi-chemin entre lui et moi, si jamais je devais prendre le relais sur le tournage, parce qu'on pensait qu'il risquait d'être un peu fatigué, et il fallait que je m'y retrouve aussi. On a par exemple fait appel à Jeanne Lapoirie, ma directrice de la photo, pour faire le film, afin que j'aie mes repères moi aussi. La mise en scène, c'est vraiment moi, mais c'est un film de lui. C'est honnête d'avoir choisi cette formulation.
Comment définiriez-vous le film ?
C'est le portrait d'un adolescent. Mais dans le film, l'adolescence n'est pas montrée comme juste une crise d'adolescence, mais comme un moment politique de la vie, où on résiste à ce que la société demande de nous, à ce que la famille demande de nous, alors qu'en même temps, le monde nous inquiète. C'est un portrait d'adolescent qui est un peu une énigme pour ses proches comme pour lui-même.
Enzo se déroule à La Ciotat comme, il y a quelques années, L'Atelier, un autre film de Laurent Cantet dont vous aviez écrit le scénario. Ne retrouve-t-on pas un peu d'Antoine, l'ado de L'Atelier, dans Enzo aujourd'hui ?
C'est marrant, parce que L'Atelier était aussi inspiré d'un reportage que j'avais monté pour une émission de télé, sur un atelier d'écriture à La Ciotat, et la confrontation de jeunes de La Ciotat par rapport au monde du travail qu'avaient connu leurs parents ou leurs grands-parents, notamment dans le chantier naval qui était vraiment la fierté de la ville. Et c'est vrai que le sujet de L'Atelier, c'était aussi comment un gamin résiste à la bienveillance d'une artiste de gauche, jouée par Marina Foïs, qui veut, soi-disant, l'amener à un niveau de conscience de sa propre existence, ce que lui considère comme une forme de manipulation ou de jugement sur lui. C'était une forme de résistance de ce gamin par rapport à ça, et dans Enzo, c'est une résistance du gamin par rapport à sa famille et à l'ordre social. Et l'un comme l'autre - c'est quelque chose qui nous a toujours intéressés, Laurent et moi -, c'est au fond de la politique sans le savoir, avant que les mots, le mot domination notamment, ne viennent clarifier les choses mais peut-être aussi les restreindre. Il y a chez ce personnage le fait d'essayer d'échapper à ce qu'on attend de lui, de vouloir échapper à cette ligne directrice qu'on veut lui imposer. Et, dans ce cas-ci, que la bourgeoisie veut lui imposer.
Le conflit et les rapports de classe sont très présents, à travers Enzo, qui se veut transfuge de classe, mais aussi à travers la figure du patron, dont l'attitude change lorsqu'il découvre la villa des parents du garçon. Pourquoi vous semblait-il important de travailler cette notion?
Ce qui nous fascine, avec Laurent, c'est la question du social comme un théâtre : on a des rôles à jouer, on les joue plus ou moins bien, et d'ailleurs, quand on joue mal, c'est qu'on n'est plus dans sa classe. Là, par exemple, ce qui nous intéressait, c'était de montrer l'étrangeté, la grossièreté des rapports de classe avec, effectivement, ce patron qui arrive dans cette villa et s'aperçoit que ce gamin est issu de la bourgeoisie. C'est sur la question de comment l'acteur qui joue le patron rentre les épaules, se met à parler doucement etc. Nous voulions montrer cette grossièreté-là, à quel point les choses sont très définies socialement, et combien les rôles sont des rôles à tenir. Il arrive avec plein de reproches pour n'en faire finalement qu'assez peu, son attention par rapport au gamin n'étant pas la même que quand il ne savait pas d'où il venait. C'est ça qui nous intéresse, ce qui est à la fois très fin et très épais, cette forme d'incarnation.
Comment avez-vous trouvé cette incroyable villa ?
Laurent et moi, on est attirés par La Ciotat parce que c'est une des rares villes du sud de la France - maintenant, elle est tombée comme les autres, il faut être honnête, tout est d'extrême droite dans le sud-est de la France - qui était une ville ouvrière. Le chantier naval qu'on voit dans le film en constituait vraiment la fierté. Il faut imaginer que quand on jetait un paquebot dans la mer, il y avait une vague qui remontait toute la ville. Toute la ville était là, et se laissait emporter par cette vague. Il y avait une beauté, une puissance, et c'est aussi le passé industriel de la France. Ce que je trouve fascinant, c'est ce qui reste et que personne ne veut détruire tant c'était la fierté de la ville, et qui sert maintenant à réparer des yachts russes. La maison est construite pour regarder ce chantier naval. Les ruines du monde ouvrier tel qu'on l'a connu sont devenues un élément de décoration qui valorise la maison, parce qu'on a ce regard sur le passé. Quand on ne connaît pas la ville, on n'y pense pas, mais je trouvais fascinant qu'avoir un regard sur le passé ouvrier de la ville soit utilisé comme une plus-value de la maison. Cette maison est incroyable aussi parce que, contrairement au chantier où travaille Enzo où les murs sont blancs, très sobres - avec Laurent, on pensait à des temples grecs - tout est transparent. C'est très beau, on voit le paysage, la piscine, mais c'est aussi une manière pour le père d'observer tout le temps sa famille. Il y a un côté panoptique dans cette maison, et je ne suis pas certain que je voudrais vivre avec du verre partout. C'est très joli, mais en même temps, la transparence est étouffante.
À travers le personnage de Vlad, cet ouvrier qui prend Enzo sous son aile, vous introduisez la notion de désir, mais aussi le conflit en Ukraine. Pourquoi avoir tenu à cet arrière-plan ?
La question de l'adolescence est liée au hiatus entre ce que propose la famille, c'est-à-dire la question domestique, et la question de l'international, c'est-à-dire du monde dans lequel on vit. Il y a toujours un hiatus très fort, notamment en France parce qu'on a un système d'éducation très ciblé, avec Parcoursup où il faut choisir ce qu'on veut faire dans l'avenir - on a même une ministre de l'Education qui a proposé qu'on choisisse l'avenir des enfants dès l'école maternelle, on est quand même à un degré de fantasme, comme si la société était une boîte privée... Et donc, les gamins sont dans une sorte de tunnel qu'ils doivent suivre, c'est censé rassurer les gens, alors qu'en même temps, on est dans un moment du monde où le chaos international très fort, avec une guerre qui menace, et qui nous menace nous aussi sinon directement, en tout cas plus directement que le conflit en ex-Yougoslavie. Il y a un hiatus, et pour les adolescents à la fois une raideur et une incertitude du monde, et la difficulté de se positionner entre les deux. Enzo, c'est quelqu'un qui décide de se cogner à la réalité, avec son travail de maçon et, à travers Vlad, par rapport à la guerre en Ukraine. Il s'invente une rêverie à la Lord Byron, dans laquelle rentre aussi du désir, une forme de masculinisme pas forcément très joyeux ou positif. Comme dirait Gilles Deleuze, c'est un ensemble de choses, un montage de désir qui produit chez lui une espèce d'idéal.
Le final du film est plutôt ambigu, et pose la question du déterminisme social...
Laurent reste malgré tout un bourdieusien. La question de la classe sociale qui reprend sa place et remet les choses dans l'ordre, c'est quelque chose de très fort. Mais pour moi, il y a un peu d'espoir que ce qu'il a vécu l'ait à ce point métamorphosé qu'il ne rentrera pas complètement dans les rangs. Quand on est parent, on a beau faire les efforts qu'on veut, on veut que les gamins rentrent dans les rangs, ce qui est très difficile, donc on leur laisse des espaces de liberté, mais ce désir est un truc terrible. Quand c'est sur un adolescent, les parents ont le pouvoir économique, peuvent rassurer émotionnellement, ils ont toutes les cartes en mains, donc il suffit que l'ado baisse sa garde, et il retombe dans le piège... L'adolescence, c'est l'endroit où il y a les idéaux, même s'ils sont confus, et c'est le moment où on essaie de les éteindre malgré tout. Pour moi, la fin de l'adolescence, quand on devient majeur, manque d'errance, de solitude, de silence, d'insouciance, de paresse, je trouve ça terrible. J'appartiens à une génération où on pouvait ne rien foutre pendant quelques années et on attendait de voir, parce que c'est comme ça qu'on se construit, qu'on sait ce qu'on peut faire, ce qu'on peut réussir à faire, ce en quoi on peut être bon, ce à quoi on peut travailler sans avoir l'impression de travailler. Tout ça, c'est dans ce moment où on a fini le lycée, et on coupe cette période et cette possibilité encore plus violemment qu'avant. Si les adolescents sont en crise, la plupart du temps, c'est parce qu'ils résistent à ça. C'est compliqué, il faut vraiment faire attention à cette violence-là qui, soi-disant, nous rassure nous, mais ne les rassure pas du tout eux.
Que vous a apporté ce projet hybride dans votre parcours de réalisateur ?
Comme Laurent est décédé sept semaines avant le tournage, j'ai été obligé de me jeter dans le film sans trop réfléchir. A chaque fois que je me lance dans un film, je mets toujours un an à le faire, parce que j'ai trop peur, je recule pour mieux sauter. Là, j'ai été obligé de sauter dans la piscine avec les acteurs, les techniciens et les techniciennes, et ça m'a appris que c'était très simple, en fait, de faire un film vite, sans trop réfléchir, parce que c'est le même travail. Comme Enzo, on se confronte à la réalité beaucoup plus clairement, il y a une espèce de fraîcheur. Mais ce que j'ai adoré dans le film, c'est qu'on a cherché une simplicité dans la narration. On a voulu faire quelque chose de très simple, très limpide, avec beaucoup de lumière, mais que cette lumière n'éclaire pas des vérités, des certitudes ou un didactisme, mais des ambiguïtés, des paradoxes, des choses qu'on n'arrive pas à décider. J'ai eu un plaisir énorme à rentrer dans une narration très simple, très sobre, et à m'intéresser profondément aux situations et surtout aux personnages et à leur incarnation.