Interview

Andrea Segre à propos de Berlinguer, La Grande Ambizione: "La possibilité de réfléchir aussi bien au présent qu’au futur"

Aurore Engelen

Comment est-ce que vous décririez le film en quelques mots, qu’est-ce qui pour vous est au cœur du film, pour vous?

Ce film est l'occasion de rouvrir une mémoire un peu oubliée, voire cachée de l'histoire italienne, qui nous donne la possibilité de réfléchir aussi bien au présent qu’au futur.

Et comment est-ce que vous expliqueriez ce que représente Enrico Berlinguer en Italie?

C'est un politicien très important qui a marqué l'histoire italienne, et je crois que ce qui est très intéressant, c’est que ce n'est pas par hasard qu’il n’est pas très connu à l’étranger. Il était très connu en Europe dans les années 70, mais sa mémoire a été en quelque sorte cancellée, après les attentats menés par les Brigades Rouges. Quand ils ont tué Aldo Moro, d’une certaine façon, ils ont tué Belringuer aussi. Cela nous donne une clé pour comprendre comment fonctionne la mémoire historique et politique, notamment concernant l’histoire du communisme en Italie, désormais associé au communisme terroriste des Brigades Rouges, au détriment du communisme démocrate de Berlinguer, qui rêvait d'une société socialiste libre et démocrate, un peu comme Salvador Allende au Chili, une vision qui a elle aussi été oubliée.

Finalement, ce qui a été effacé de l'histoire nous en dit autant que ce qui a été gardé.

Exactement. Il faut donc rappeler que Berlinguer était une personnalité à part, il était le secrétaire général d'un parti qui comptait deux millions d’adhérents, habitué à parler à des milliers, parfois millions de personnes. Mais même s’il était dans cette position très verticale de pouvoir, celle du chef, ce n’est pas quelque chose qui transpirait de sa façon d’être. Son attitude était très éloignée de ça, physiquement, dans sa posture, moralement aussi. C’était un homme de petite stature, timide, renfermé presque. Pourtant il était capable de prononcer de grands discours, adressés à de grandes foules. Il avait une façon très particulière de s’adresser à elles, sans user de slogans tapageurs ou d’une emphase calculée pour provoquer l’émotion. Il avait un discours très rationnel, qui ne chercher pas à créer artificiellement l’émotion, loin d’une forme de démagogie politique à laquelle on peut être habitués. C’est ça je pense qui a construit la relation très forte entre lui et les Italiens, une relation qui est restée ancrée dans la mémoire physique des gens, à défaut de l’être dans la mémoire historique. Dans les familles italiennes, on se souvient de lui, on a tous des aînés qui ont une histoire liée à Berlinguer à raconter. Le Parti communiste était un parti qui avait une présence massive, avec sept mille sections, dans tous les villages italiens, il y avait une section, il y avait aussi les maisons du peuple, des lieux de socialisation où les gens passaient beaucoup de temps. La vie et la politique étaient liées de façon très quotidienne, c’est inscrit dans l'anthropologie culturelle de l'Italie, tout ça remonte à la pensée d'Antonio Gramsci, le fondateur du Parti communiste italien.

La parole de Berlinguer prend toute sa place dans le film, que ce soit à travers des extraits de ses écrits personnels, ses discours, ou même les réunions avec des dirigeants étrangers où la question de la traduction a toute son importance. Comment avez-vous fait le choix de traiter les mots à l’image?

C'était une question très importante pour nous. On a longuement discuté avec mes producteurs sur le risque qu’il y ait une distance entre la manière de parler de Berlinguer et les jeunes générations actuelles, c’est une parole qui s’écoute sur le temps long. C'était un travail d'équilibriste pour conserver la particularité la langue de Berlinguer, en lui trouvant un rythme peut-être plus contemporain. Je pense sincèrement qu’il était important de respecter l’intégrité de la langue et des discours de Berlinguer, car ils sont son identité, on ne changerait pas le coup de pinceau d’un peintre, ou la façon dont sonne un musicien. Et l'art de Berlinguer était lié à la façon dont ils s’exprimait. On a sélectionné, on a coupé dans ses discours pour respecter le rythme du cinéma d'aujourd'hui. Mais tous les mots sont de lui, nous n’avons rien ajouté. Même les conversations qu’il a avec Aldo Moro, avec Andreotti, avec Brejnev sont inspirées par la documentation très précise que l'on a trouvée dans les archives Antonio Gramsci, qui conservent toute la documentation liée au Parti communiste italien. Il faut savoir que Berlinguer écrivait tous ses discours à la main, et surtout, prenait des notes pendant les réunions avec les autres hommes politiques, et tout cela a été conservé.

Les mots sont aussi des véhicules pour les idéologies. Il y a ce mot par exemple, l’eurocommunisme, qui englobe beaucoup de choses. Comment peut-il servir à définir cette époque?

Dans ses discours, Berlinguer fait preuve d’une grande capacité d’analyse, il voit les transformations et les tendances de la société, presque comme s’il voyait les choses avant qu’elles n’arrivent, avec une vraie prescience, ou clairvoyance. Par exemple quand il parle de la relation entre l'austérité et le capitalisme, la nécessité de limiter le consumérisme pour créer une justice et un équilibre économiques. C’était vraiment en avance sur son temps, personne ne formulait encore que l’on pouvait trop consommer dans les années 70. C’est pareil concernant la nécessité d'aller au-delà de la guerre froide, pour arriver à un monde sans tensions militaires entre les grands pouvoirs. C'est aussi une manière de chercher un équilibre différent entre les partis communistes européens de l'Ouest et le pouvoir de Moscou, pour donner à l'Europe une centralité différente, avoir son autonomie de pensée. Bon, son discours marque aussi son adhésion idéologique à l'école intellectuelle politique du marxisme, mais il y a aussi des moments où il s’ouvre à la critique et comprend qu'être trop fermé sur l'école de Marx, de Lénine, c'est un risque aussi pour lui. C'est lié au fait que sa formation n'était pas seulement liée au marxisme et au léninisme. Il avait un oncle anarchiste, libertaire, qui avait une belle bibliothèque où il a puisé d’autres savoirs, en plus de sa grande passion pour la philosophie grecque, pour Platon et Socrate. Ca en faisait un politicien très ouvert en comparaison avec les autres dirigeants communistes de l’époque, coincés dans leur dogmatisme.

Les mots et le langage sont aussi un outil de dialogue pour lui. Et le dialogue, c'est aussi la possibilité du compromis (dans le sens de travailler ensemble), ce qui a l'air d'être un gros mot pour tous les gens avec lesquels il travaille, mais qui résonne particulièrement fort aujourd'hui.

Il avait compris que la clé de la justice résidait dans la capacité de trouver des compromis. Mais cela ne fonctionne que si tu as une idée claire de ce que tu veux comme société. Si tu n’as pas d’idéal, le compromis devient juste une technique pour conserver le pouvoir. La proposition de compromis historique qu'il fait à Aldo Moro est très moderne en ce sens parce qu’elle entre dans le vrai, dans la substance profonde de la démocratie, qui est un travail quotidien de confrontation entre des idées différentes pour arriver à des propositions, à des solutions utiles au bien commun.

Comment avez-vous choisi la période de la vie de Berlinguer que vous vouliez raconter?

On a choisi de s’arrêter sur la période de sa vie qui correspond à celle de la Grande Ambizione, alors qu’il semble que le sens de son existence est lié à un but collectif. C’est très intéressant dramaturgiquement d’étudier les choix qu’il est amené à faire, dans sa vie personnelle et professionnelle, parfois dans l'intérêt du parti. Voir comment avoir une grande ambition peut être aussi négatif pour sa vie personnelle. Pendant ces quelques années, il a pu leur sembler qu’ils « touchaient le ciel avec un doigt », comme on dit en italien. Et c’est quelque chose qui résonne encore très fort aujourd'hui, alors qu’il semble presque impossible de trouver une ambition collective dans une société hyper individualiste. Parler de cette période de l'histoire d'Italie et du monde, c'est une manière d’ouvrir une réflexion, même si on ne le dit pas explicitement. Je pense que le grand succès du film en Italie est aussi lié à ça, le fait que ce soit aussi un film sur la crise de la démocratie.

Le film est comme tissé d’images d'archives. Comment les images du réel sont venues nourrir la façon dont vouliez raconter cette histoire?

Dès le début de la réflexion, je savais que je voulais mêler nos images et les images d’archives, ce qui a d’ailleurs pu inquiéter certains partenaires, effrayés par le spectre du docu-fiction, le risque d’apparaitre trop didactique. Mais j’ai beaucoup travaillé sur les archives au cours de ma carrière. Et j'aime beaucoup la possibilité poétique qu'il y a dans les archives. Parce que les archives ont une certaine magie, celle d'amener la narration dans des directions qui sont imprévisibles. Il y a eu un grand travail de recherche de ces archives, elles viennent d'un peu partout dans le monde, ce sont des archives russes, anglaises, françaises, italiennes, aussi bien de la télévision que des instances de communication du Parti communiste, et même des documents plus intimes, des films de famille. J’aimais ce mix vraiment très large de rendus esthétiques, de techniques d'archives. Et puis avec ces archives, on voulait témoigner du quotidien des Italiens de l’époque, montrer la vie des gens normaux.

Ces archives sont donc pour vous comme un langage poétique qui donne de la chair au récit. Et une autre façon d'incarner le récit, c'est évidemment de trouver votre acteur. Comment avez-vous choisi Elio Germano, et comment avez-vous travaillé avec lui?

Elio, c’est la première personne à laquelle j’ai parlé de ce que je voulais faire, j’ai toujours senti qu’il pourrait trouver la manière d'entrer dans les pensées de Berlinguer, d’incarner son humanité. Ce qu’on voulait, ce n’était pas faire un film sur Berlinguer, mais avec Berlinguer. Sur la condition humaine au sens large, et sur le fait de porter une grande ambition, d'avoir un rêve collectif. Avant même de plonger vraiment dans l’écriture, on a beaucoup parlé, on a voyagé ensemble, on a été en Sardaigne, là où Berlinguer a grandi. On a aussi beaucoup étudié, on a lu des livres. On ne voulait pas être dans l’imitation, mais dans l’immersion.

Berlinguer, La Grande Ambizione

Biopic racontant la vie du grand et populaire leader politique Enrico Berlinguer, qui a failli mener le parti communiste italien au pouvoir en 1978.

Aurore Engelen

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