Critiques

Sentimental Value : Cartographie des émotions

Elli Mastorou

Reprise, son premier long-métrage sorti en 2006, racontait les chemins parallèles mais différents de deux amis trentenaires face aux aléas de la création littéraire. Cinq ans plus tard, dans Oslo, 31 août, il suivait l’errance urbaine d’un toxicomane en permission de sortie reconnectant avec son ancienne vie. En 2021, il trouve la consécration avec Julie en 12 chapitres (The Worst Person in the World). Ce récit d’une vingtenaire indécise fut récompensé au festival de Cannes par le prix d’interprétation pour Julie, alias Renate Reinsve. Depuis environ vingt ans, le Norvégien Joachim Trier déploie un cinéma mélancolique, existentiel et tendre dans lequel il explore des thèmes comme l’amour, la mémoire et l’identité. Poursuivant dans cette voie, son nouvel opus Valeur sentimentale, tisse l’histoire d’une famille disloquée.

Nora (Renate Reinsve) et Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas) ont grandi dans une maison cossue du centre d’Oslo, entre une mère psychanalyste et un père cinéaste. Suite à un divorce chaotique, leur père Gustav (Stellan Skarsgård) a quitté le foyer, et les sœurs ont fait leur vie dans des directions opposées. Devenue comédienne, Nora est tiraillée entre succès et angoisses professionnelles, et une liaison avec un homme marié. Agnes mène quant à elle une vie rangée entre son travail, son enfant et son mari. Lors du décès de leur mère, le père revient dans leur vie, et dans cette maison de famille hantée par les souvenirs du passé. Tentant de renouer avec Nora, Gustav lui propose le premier rôle de son prochain film, ce qu’elle refuse net. Plus tard, Nora apprend qu’il a confié le rôle à Rachel Kemp (Elle Fanning), une célèbre actrice américaine rencontrée dans un festival. Et que le film sera tourné dans la maison familiale. Agnes est également impliquée dans le film. Regrets, jalousies et non-dits vont se manifester…

Trier brasse large : tout en explorant ses thèmes favoris, il donne à Valeur sentimentale un côté méta, avec le tournage d'un film dans le film. Pour autant, le cinéaste ne se perd pas dans son récit, articulant avec fluidité tous ses sujets. Son titre encapsule l’essence de ce qu’il veut raconter : quels endroits nous sont chers indépendamment de leur valeur financière ? Ceux de notre enfance, qui nous ont vu grandir et font partie de nous pour toujours.

Dès l’introduction, le film aborde cette question avec une idée cinématographique brillante et poétique : faire parler, à travers la voix d’un narrateur, la maison, qui constitue un personnage à part entière. « Elle aime quand ses pièces sont remplies, quand les invités dansent sur son parquet. » A l’instar des récits anonymes d’Oslo ou des moments suspendus de Julie, dans son exploration de la douce-amère complexité de l’existence, Trier trouve des façons inventives et romanesques d’ouvrir son récit, de l’amplifier sans le déforcer. Si son cinéma est parfois qualifié de bergmanien par son côté cérébral et bavard, c’est alors du Bergman soft, moins hiératique et froid, plus bienveillant et abordable. La bouleversante scène de discussion finale entre Agnes et Nora, ou celle entre Nora et Rachel, bienveillantes et complices, en sont de brillantes illustrations.

On retrouve dans Valeur sentimentale un thème récurrent dans le cinéma de Trier : la question du suicide, notamment avec le film de Gustav, inspiré du récit de sa mère qui s’est pendue quand celui-ci était enfant. Du héros d’Oslo au personnage incarné par Isabelle Huppert dans Louder Than Bombs (2015), son film en Anglais, ou encore dans Thelma, son drame fantastico-gothique réjouissant, c’est comme si chez Trier la possibilité de la mort venait répondre à l’insupportable beauté de la vie
Les intérieurs opulents, la distance émotionnelle et la retenue scandinave de ce cinéma qui peut être qualifié de blanc et bourgeois, renforcé par les tons froids et à la photo très « propre » et léchée, laissera sans doute un certain public de côté. Mais ce n’est pas forcément un obstacle pour se connecter à cet objet de cinéma doux et âpre à la fois, qui sonde notre propre enfant intérieur, cherchant avec tendresse et témérité à dénouer les nœuds du passé. Mouchoirs vivement conseillés.

Sentimental Value

Retrouvant son actrice fétiche Renate Reinsve (”Julie en 12 chapitres”), Joachim Trier explore les blessures familiales et l’art comme langage.

Elli Mastorou