Critiques

The End : Une comédie musicale apocalyptique

Arthur Bouet

Pour son passage à la fiction, le cinéaste américain Joshua Oppenheimer signe une étonnante comédie musicale apocalyptique où la culpabilité occidentale s'entonne en famille.

Après un bref prologue, The End s'ouvre sur une série de gros plans détaillant le paysage sauvage d'Orage dans les montagnes Rocheuses, toile signée de la main d'Albert Bierstadt en 1866, qui sublimait par son regard l'expansion territoriale des colons européens pendant la conquête de l'Ouest (oblitérant par la même son caractère destructeur, raciste et écocide). La peinture trône au mur d'un abri antiatomique où, en un délicat mouvement de caméra, on découvre un jeune homme du XXIᵉ siècle, affairé sur une maquette retraçant les moments-clés du grand récit étasunien. Dans ce raccord se trouve tout le programme du film : près de deux siècles ont passé, et l'homme blanc continue d'imprimer sa légende plutôt que d'affronter les démons de l'Histoire.

Célébré pour The Act of Killing (2012), documentaire choc qui voyait les bourreaux des massacres de 1965 en Indonésie remettre en scène leurs exactions, le cinéaste américain Joshua Oppenheimer semble effectuer un pas de côté pour sa première incursion dans la fiction. Étonnante comédie musicale en huis clos, située dans un futur proche qu'une catastrophe climatique a rendu mortifère, The End décrit le quotidien d'une famille bourgeoise enfermée dans un luxueux bunker, bientôt bouleversée par l'irruption d'une jeune femme dans leur foyer. Un changement de forme qui n'empêche pas le cinéaste de continuer à s'intéresser au coût psychologique de la violence. Un père, grand industriel pétrolier convaincu de sa contribution essentielle au bien de l'humanité, une mère, drapée dans un passé d'étoile du Bolchoï que l'on devine douteux : le réalisateur dresse une galerie de portraits d'individus claquemurés dans leurs mensonges, incapables de regarder en face les conséquences délétères de leurs actes sur leurs semblables.

Genre typiquement américain, souvent vecteur d'un idéalisme forcené qui flirte avec le déni, la comédie musicale est ici détournée pour sonder la culpabilité tapie au fond des personnages. Les numéros collectifs optimistes («Together, our future is bright ») laissent peu à peu place à des solos introspectifs plus inquiets («How few breaths we might have left »), filmés en plans-séquences sobres, sans fioritures. Ramenée à la simplicité d'un visage tressaillant sous l'émotion, la musique, qui privilégie la voix nue des acteur·ices, devient l'instrument d'une exploration de l'intime, fissurant l'ego à la recherche d'une pointe d'humanité. L'implication totale du casting et, particulièrement, de George MacKay, éblouissant en naïf Peter Pan rattrapé par la pourriture familiale, est essentielle pour soutenir la structure d'un film guetté par la monotonie pendant ses 148 minutes. C'est l'exercice périlleux auquel s’adonne Oppenheimer, que de nous confiner à la lâcheté des puissants pour livrer un amer constat sur notre monde : face à l'imminence de la fin, les coupables s'empressent de se murer dans des chambres d'échos où résonnent à l'infini les fables qui les tiennent debout.

The End

Une famille riche vit dans une mine de sel transformée en demeure luxueuse. La terre semble avoir été détruite, mais leur fils n'a jamais vu le monde extérieur.

Arthur Bouet

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