Interview

Jafar Panahi : Un simple accident est un film réalisé aujourd’hui, mais pour l’avenir

Jean-François Pluijgers

Douzième long métrage de Jafar Panahi, Un simple accident a valu au réalisateur iranien la Palme d'or lors du dernier festival de Cannes - une distinction venant après le Lion d'or obtenu à Venise pour Le Cercle, et l'Ours d'or berlinois de Taxi Téhéran. Le cinéaste persan, symbole de la résistance face au régime des mollahs, y met en scène un groupe d'anciens détenus des prisons de Téhéran qui, confrontés à leur ancien bourreau, vont se trouver aux prises avec un cas de conscience épineux. La matière d'un conte humaniste adoptant la forme d'un thriller suffocant tout en convoquant le théâtre de l'absurde. Et un film à l'intelligence acérée dont il nous parlait récemment à la faveur d'un passage à Bruxelles, occasion encore d'évoquer son parcours entamé il y a tout juste trente ans avec Le ballon blanc.

Dans quel contexte est né Un simple accident ?

Je suis un cinéaste social, je me nourris de mon milieu, de l'endroit où je vis, ma ville, mon pays, je travaille sur ces sujets. J'ai été placé en milieu carcéral pendant sept mois - Jafar Panahi a été emprisonné à Evin en 2022 et 2023, NDLR - et cette "résidence" forcée a bien sûr influé sur mes idées, à un moment où je me suis demandais quelle était ma responsabilité et ce qu'il convenait de faire. Si je n'avais pas été emprisonné, et que je n'avais pas rencontré mes codétenus, je n'aurais probablement jamais fait ce film. Il me faut donc reconnaître que je dois à la République islamique l'idée de Un simple accident. Mais je dois aussi ajouter que si elle en a été l'instigatrice, je crois pouvoir dire que j'ai fait un bon film.

Comment se déroulent ces interrogatoires en prison ?
La première fois, j'ai passé entre deux mois et demi et trois mois en prison. Ces interrogatoires se passent avant la condamnation : vous avez les yeux bandés, vous êtes face à un mur avec un papier devant vous, et quelqu'un derrière vous pose des questions ou, parfois, les écrit sur un papier qu'on vous transmet. Vous pouvez alors relever un petit peu le cache, lire la question et y répondre. Plutôt que de faire attention à ce que vous écrivez, vous êtes attiré par la voix qui vous interroge : c'est votre ouïe qui est le plus sollicitée, et vous essayez d'imaginer à quoi ressemble cette personne, la manière dont elle est habillée, ce qu'elle fait... Ca se déroule vraiment en duo : il y a vous et l'interrogateur, vous n'avez pas le droit d'avoir un avocat.

Si l'on compare "Un simple accident" à vos films les plus récents, vous y revenez à une forme de narration plus classique. Ce sont les circonstances qui ont dicté ce choix ?

Le contenu ne permettait pas autre chose. C'est le contenu qui dicte la forme. Au début, j'ai commencé de manière très classique, même dans le découpage et le montage, mais petit à petit, ça s'est modernisé, et j'ai introduit des plans beaucoup plus longs. Après des plans d'une personne seule alternant avec ceux du groupe, j'ai voulu montrer les deux ensemble, le personnage et le groupe. Pratiquement jusqu'à la fin et au moment où on le voit attaché à l'arbre, le personnage du tortionnaire est presque toujours resté dans le coffre. Ce n'est qu'après qu'on le voit avec les autres, comme si ces derniers rentraient dans le champ pour qu'on ait une vue permettant d'envisager la situation dans son ensemble. D'où ce long plan de 13 minutes.

Vous évoquez le groupe, et les différents avis qui l'animent. La vengeance individuelle s'y mesure à la vision de l'avenir du pays...

Je n'ai pas voulu faire un film sur la vengeance, mais bien un film sur l'avenir, en me demandant si cette roue de la violence allait continuer à tourner encore longtemps. Est-ce que cette violence va s'arrêter ou non ? Est-ce que nos enfants vont vivre la même chose, ou arrêter ce processus ? C'est un film réalisé aujourd'hui, c'est vrai, mais tourné vers l'avenir.

S'agit-il d'un avenir proche ou éloigné ? Quand la question du pardon des bourreaux et des collaborateurs sera-t-elle d'actualité ?

On ne peut pas prévoir : dans un mois, dans un an, nul ne le sait. On a vu d'autres expériences, en Yougoslavie ou ailleurs, où un régime tombait alors que le dictateur était en train de prononcer un discours. Aujourd'hui, la population iranienne est convaincue que le régime est à bout de souffle, à tous points de vue : écologique, social, politique, économique... Il ne reste finalement qu'un corps physique, qui se maintient en recourant à la répression.

Un simple accident ressemble par moments au théâtre de l'absurde, et vous citez d'ailleurs En attendant Godot, de Beckett. Pourquoi y injecter une forme d'humour vous semblait-il nécessaire ?

Parce que cette attente est inutile. J'ai fait exprès de donner un aspect théâtral dans la scène où il y a le désert et la tombe, et qu'ils sont tous réunis. La question qui revient comme un mantra dans la tête des protagonistes, c'est "que devons-nous faire avec lui ?" Mais Salar, le vieil homme dans la librairie, leur a déjà donné la réponse : "Ce n'est pas la peine de leur creuser une tombe, ils l'ont déjà fait eux-mêmes".

Vous pourriez entamer une carrière et une vie à l'étranger, mais vous ne le faites pas. Pourquoi ?

Je suis quelqu'un de peureux. Je n'ai pas le courage de partir vivre à l'étranger pendant longtemps, ça me déprime, je préfère rester chez moi.

Quitte à devoir tourner dans la clandestinité, ce qui est vrai de ce film comme de vos précédents. Qu'est-ce que cela implique concrètement ?

En Iran, si vous voulez faire un film, vous devez avoir une autorisation, sans quoi ce n'est pas possible. Vous écrivez un scénario, vous le soumettez au ministère de la guidance islamique, et ils vous font des remarques, vous enjoignant de couper ceci ou cela. Vous êtes donc soumis au régime de la censure. Avant, on faisait un faux scénario qu'on leur présentait, et une fois l'autorisation obtenue, on tournait le film qu'on voulait. Mais ils sont devenus attentifs, et cela ne marche plus. Quand j'ai été condamné à vingt ans d'interdiction de tournage, j'ai dû chercher une solution pour m'en sortir. Comme je ne pouvais pas faire de film, j'ai commencé, avec un ami, à filmer mon quotidien à la maison. Et j'ai intitulé ce film This Is Not a Film. Ensuite, je me suis dit que si je ne pouvais rien faire, je pouvais néanmoins devenir chauffeur de taxi comme je savais conduire. L'amour du cinéma ne m'a pas quitté, j'ai mis une caméra à l'intérieur de mon taxi, et j'ai récolté les histoires de mes clients, ce qui a donné Taxi Téhéran. Je dois chaque fois essayer de trouver une solution pour faire du cinéma, mais autrement. Il ne suffit pas d'être créatif dans ses films, il faut l'être aussi dans la résolution de problèmes, et dans la recherche de solutions en dehors du cinéma même pour pouvoir continuer à faire des films. Je ne suis pas le seul, c'est quelque chose qu'on a toujours vu dans l'histoire du cinéma : Yilmaz Güney, le grand cinéaste turc, était en prison quand il écrivait le scénario de Yol, et son assistant tournait le film à l'extérieur. Ce que j'ai fait n'est donc pas très difficile. Chaque pays a ses règles, et en fonction de ça, on doit trouver des solutions. C'est la motivation qui importe.

Vous avez tourné votre premier long métrage, Le Ballon blanc, il y a trente ans. Depuis, vous vous êtes vu interdire d'encore réaliser des films, avant d'être jeté en prison. Comment trouvez-vous la force de continuer à faire des films à tout prix ?

Je suis seulement cinéaste, je ne sais rien faire d'autre. Si je dois rester tout le temps à la maison, ma femme va vouloir divorcer. L'amour de ma vie, c'est le cinéma. Si un jour je ne peux plus en faire, ma vie n'aura plus aucun sens pour moi. Quand je fais un film, je ne pense ni au danger, ni aux problèmes. Ces idées ne m'effleurent même pas, tant je suis absorbé par mon amour du cinéma. C'est comme avoir un but, et avancer : les obstacles ne comptent pas, ce qui importe, c'est le but. Cela remonte à mon enfance. Je suis originaire d'une famille ouvrière pauvre, où je n'avais pas d'autre récréation que de mettre mon argent de poche de côté pour aller, de temps en temps, voir un film, ou me rendre à la bibliothèque du quartier pour emprunter un livre et le lire. J'étais très gros à l'époque. On tournait des films 8mm dans cette bibliothèque, et quelqu'un m'a demandé un jour si je voulais en être. Je n'y connaissais rien, et quand j'ai joué dans ce film, j'étais fasciné, et je n'arrêtais pas d'aller regarder dans le viseur de la caméra comment on pouvait voir le monde à travers ça. Ils m'avaient pris parce que je correspondais à ce qu'ils voulaient, un petit gros, sans que j'aie un talent particulier. Et le caméraman était assez sévère quand je voulais regarder à travers l'objectif. Mais cette question, "comment est le monde à travers ça ?", m'est toujours restée depuis, j'ai toujours tout voulu voir à travers cet objectif.

Vous dites être déprimé si vous ne pouvez pas faire de films. Pourriez-vous parler du plaisir de regarder des films, et des cinéastes qui vous inspirent ?

En fait, cela dépend des époques. Etudiant, j'étais fan de Hitchcock, et c'est de lui que j'ai appris l'alphabet du cinéma. Je lui dois énormément : sans connaître l'alphabet, c'est difficile de se lancer et de vouloir faire un autre genre de cinéma. Après, il y a eu le néo-réalisme italien, avec une vérité qui m'a beaucoup attiré. Je croyais plus dans ce cinéma que dans celui de Hitchcock, surtout Le voleur de bicyclette, un film qui m'a beaucoup influencé et a bouleversé ma façon de faire. Quand j'étais étudiant, je travaillais à la télévision, et je devais constamment changer des choses spontanément, ne jamais arriver sur un tournage avec des idées préconçues, surtout quand on travaille avec des non-professionnels, avec qui on doit pouvoir s'adapter. Tout cela m'a amené à considérer que ma voie se trouvait dans les films sociaux. A l'époque où j'admirais Hitchcock, j'ai dû faire un film de fiction pour la télévision. Je l'ai tourné avec une grande équipe à ma disposition, puis je suis passé au montage, et le constat, c'était que si l'alphabet du film était juste, il n'avait aucune âme. En aucune façon, je n'aurais été capable de croire en ce film. J'étais un illustre inconnu, mais je ne voulais évidemment pas qu'un tel film figure dans mon dossier professionnel. J'ai donc trouvé quelqu'un qui s'est rendu au laboratoire, a volé les négatifs et les a brûlés, afin qu'il n'en reste aucune trace. Et je me suis dit que je ne devais jamais être honteux de faire un film. Quand je regarde en arrière, et que je considère les films que j'ai tournés, je peux heureusement être content de tous.

Jean-François Pluijgers

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